10/09/2025 ssofidelis.substack.com  7min #290006

« Les médias mainstream ont trahi Gaza »

Wael al-Dahdouh pleure durant les funérailles de son fils Hamza. (Photo © Mohammed Talatene / Alamy)

Par  Hamza Yusuf, le 4 septembre 2025

Le chef du bureau d'Al Jazeera à Gaza accuse les journalistes occidentaux de "capituler devant le discours israélien".

Le journaliste Wael al-Dahdouh, fort de son expérience, a lancé une attaque cinglante contre le traitement "insignifiant" et "biaisé" du génocide perpétré par Israël à Gaza par les médias mainstream.

Lors d'une visite à Londres organisée hier par Amnesty International, il a accordé une interview à Declassified à qui il s'est confié sur son expérience de reporter à Gaza, où plus de 63 000 Palestiniens ont été tués ces deux dernières années.

Interrogé sur la couverture médiatique occidentale des événements, il a déclaré :

"Ils ont tous abdiqué devant le discours israélien, l'adoptant sans le remettre en question, sans poser de questions, sans vérifier les faits ni faire preuve d'impartialité.

"Nos collègues du monde entier, issus d'organismes et d'institutions d'information que nous admirons et respectons depuis toujours, ont trahi nos attentes.

"Ils prétendent tous être brillants et être des références en matière d'intégrité journalistique, de transparence et de véracité - c'est du moins ce qu'on nous a dit pendant toutes ces années.

"Mais tous ces principes se sont complètement évaporés. Ils se sont tous montrés défaillants. Nous sommes tellement déçus.

"Ils ont pourtant bien vu ce qui nous est infligé : meurtres, mutilations, destructions massives. Cette campagne d'agression d'une ampleur historique s'est abattue sur plus de deux millions de personnes assiégées.

"Les journalistes avaient le devoir de se mobiliser pour cette cause humanitaire. Et ils ne l'ont pas fait".

À la question de savoir s'il a été surpris par le traitement uniformisé par les médias occidentaux des exactions israéliennes présentées comme de la légitime défense, il a invoqué un proverbe arabe :

"Ne voir que d'un œil, n'entendre que d'une oreille".

"Quand la perspective globale n'est pas prise en compte de manière objective, ce sont les préjugés et les stéréotypes qui façonnent la compréhension. Ça a été dur à encaisser".

D'autant que, a-t-il ajouté, "la couverture médiatique et les images de Gaza, avec ses massacres incessants et cette extermination, était aussi réaliste qu'immédiate. Ces horreurs ne peuvent être occultées".

Aujourd'hui encore, quand on lui demande ce que les journalistes peuvent faire concrètement, il souligne un point essentiel :

"Les journalistes doivent avant tout reconnaître clairement qu'il s'agit d'un génocide, de crimes de guerre et d'une campagne délibérée d'extermination. C'est le postulat de base, sans quoi tout le reste est superflu".

Coût personnel

Al-Dahdouh, journaliste primé et expérimenté dans l'actualité de Gaza, a payé un prix dévastateur pour le courage de ses reportages.

"Je me suis rendu compte très tôt que j'étais confronté au défi le plus difficile de ma vie, qui dépassait tout ce que j'ai pu endurer auparavant.

"L'armée israélienne n'a pas seulement voulu me punir en tant que journaliste pour avoir documenté leurs atrocités. Elle s'en est également pris à ma famille proche : 15 de mes proches ont été assassinés. Le message était sans équivoque : cessez de témoigner ou nous vous tuerons tous".

Il a appris en direct à l'antenne qu'une attaque israélienne contre le camp de réfugiés de Nuseirat, fin octobre 2023, a tué sa femme, sa fille de sept ans, son fils de 15 ans et plusieurs  autres membres de sa famille.

Hamza, un autre de ses fils lui aussi journaliste pour Al Jazeera, a été tué par une attaque de drone en janvier suivant.

"Hamza n'était pas qu'une partie de moi, il était tout mon être, l'âme de mon âme",

a  déclaré Wael al-Dahdouh lors de ses funérailles.

Wael al-Dahdouh a été blessé par des éclats d'obus en décembre alors que l'équipe d'Al Jazeera couvrait les attaques de drones contre une école abritant des Palestiniens déplacés. Son caméraman, Samer Abudaqqa,  s'est vidé de son sang pendant des heures, les attaques d'Israël empêchant les ambulances de l'atteindre.

Al-Dahdouh est un survivant et a été évacué de la zone assiégée pour avoir accès aux soins médicaux. Il a souligné que ces attaques contre les journalistes ne sont pas des incidents isolés, mentionnant à plusieurs reprises les  plus de 200 journalistes et professionnels des médias tués par Israël à Gaza.

"À l'école de journalisme, on vous apprend que, quelle que soit l'importance d'un sujet, il vaut moins qu'une seule goutte de sang d'un journaliste", a-t-il fait remarquer. "Pourtant, nous payons le prix fort, avec des litres et des litres de sang versé".

"Horrifié"

Interrogé sur le manque de solidarité flagrant de ses pairs face aux meurtres impitoyables de leurs collègues, il a été catégorique.

"Je suis horrifié. Déçu. Bouleversé. N'importe quel autre adjectif vous venant à l'esprit conviendrait.

"Ils n'ont tout simplement pas fait preuve de solidarité. Comment vos frères et sœurs de la profession peuvent-ils être tués, leurs membres déchiquetés, sans que cela ne touche personne ?"

Al-Dahdouh note néanmoins le changement récent et  soudain de la couverture médiatique occidentale, même s'il s'interroge sur son authenticité.

"Cette évolution leur a été imposée. Il ne résulte pas d'une prise de conscience spontanée et sincère de l'urgence, ni d'un souci de professionnalisme et d'objectivité".

Le journaliste émérite d'Al-Jazeera a également établi un parallèle avec la couverture médiatique de l'Ukraine.

"Lorsqu'un journaliste est tué en Ukraine, l'indignation est générale, la solidarité des chefs d'État fait l'unanimité et une vague de condamnations secoue la communauté internationale, ce qui est tout à fait logique".

"Une vie sacrifiée, c'est une vie de trop. C'est une évidence. Aucune hiérarchie n'est acceptable. Mais en quoi sommes-nous différents, nous, les Palestiniens, pour être traités de manière si atroce et déshumanisée, au point que notre mort semble acceptable ?"

Bien qu'il soit très lucide sur ce qui constitue les piliers centraux du journalisme et sur leur défaillance, il insiste sur le fait que ces principes demeurent chez certains :

"À Gaza, sans exagération, nous faisons revivre le concept même du journalisme. Pour nous, ce métier va au-delà de la simple notoriété et de la réussite financière. J'aimerais simplement que d'autres fassent de même".

S'il ne se fait aucune illusion sur les manquements des médias occidentaux, il a spécifiquement évoqué le rôle de la classe politique britannique tout au long du génocide.

"Sans entrer dans les détails, tout le monde à Gaza est conscient de la participation de l'État britannique par le biais d'activités de surveillance et d'espionnage", a-t-il commenté. "La population est de plus en plus convaincue que la Grande-Bretagne est en effet complice de l'anéantissement de leur peuple".

Il attend de la Grande-Bretagne qu'elle engage des actions significatives, non seulement par le biais des médias mainstream, mais aussi dans de nombreux autres secteurs, et qu'elle prendra ses responsabilités, consentira à des sacrifices et exercera une pression sur le gouvernement pour qu'il renonce à son appui inconditionnel.

"J'espère que ce gouvernement prendra des mesures susceptibles de déclencher un changement de politique et d'isoler Israël, mais pour être honnête, je n'en attends pas grand-chose", conclut-il sans détour.

Traduit par  Spirit of Free Speech

* Hamza Yusuf est un écrivain et journaliste britannique d'origine palestinienne dont le travail se concentre sur la Palestine. Il a notamment écrit sur la vie quotidienne des Palestiniens sous occupation, les démolitions de logements et les expulsions forcées, ainsi que sur les conditions de vie dans les prisons israéliennes. Il a également largement couvert la législation et les politiques de l'establishment politique britannique à l'égard de la Palestine. Il a également contribué au Tribune Magazine, à Jacobin, à +972 Magazine et au New Internationalist.

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